11 Jun, 2021

Interview croisée : Amandine Gay et Pénélope Bagieu

11 Jun, 2021

Interview croisée : Amandine Gay et Pénélope Bagieu

BY The editors

Après "Ouvrir La Voix", son premier film, qui donnait la parole à 24 femmes francophones, afro-descendantes, Amandine Gay reprend le format documentaire dans son deuxième opus : "Une Histoire à Soi". Dans ce film d’archives, la cinéaste interroge l’adoption internationale à travers les points de vues et témoignages de cinq personnes adoptées, aujourd’hui adultes. La réalisatrice et Pénélope Bagieu, auteure de la bande-dessinée "Culotées", reviennent sur cette œuvre et les problématiques qui y sont soulevées.

Pourquoi avoir choisi ce format d’entretien avec Pénélope Bagieu à vos côtés ?

Amandine Gay : Comme j’ai une parole politique, je parle souvent seule, j’ai du mal à avoir des conversations artistiques dans l’espace public, on ne me propose jamais de rencontrer d’autres artistes. J’aime le travail artistique de Pénélope et ses opinions politiques, donc j’avais envie de sa présence.

Pénélope Bagieu : J’ai suivi le processus de création de ce documentaire depuis ma rencontre avec Amandine il y a deux ans à New York. On avait passé des heures dans un café à parler de la difficulté d’avoir des voix dissonantes dans nos milieux artistiques. J’avais vu "Ouvrir La Voix" déjà deux fois. Je me souviens que ce qui m’avait donné envie de voir le film c’était la rumeur que le film avait du mal à être distribué. Le parcours et la mythologie font aussi partie de premier film. Le fait que des décideurs dans l’industrie du cinéma aient pu penser que c’était un sujet niche, montre à quel point on n’a pas encore l’habitude d’avoir des personnes noires comme casting principal à l’écran.

Amandine, comment est-ce que votre approche artistique rejoint celle de Pénélope?

AG : On partage une forme de sensibilité et de recentrage de la narration sur l’expérience des femmes et des minorités. On va écouter et retranscrire la parole, le parcours, de groupes qui ont été historiquement méprisés. Que ce soit dans le trait de crayon ou dans la façon dont on les filme, on leur donne une prestance, quelque chose qui brille. Je trouve que la représentation des femmes est souvent un peu terne, en demi-teinte, les femmes sont juste là en soutien de la narration principale. Je pense que dans notre travail, on met les femmes au centre dans une perspective qui percute les gens. Quand je vois sur les réseaux sociaux les petites filles qui écrivent à Pénélope en lui disant qu’elles se sont misent à dessiner, c’est particulier, elle réussit à toucher son public. Ce qui me fait écho c’est quand tu arrives à aller parler aux tripes.

Vos œuvres respectives, que ce soit la bande dessinée "Culottées" ou le documentaire "Ouvrir La Voix" ont aussi eu un impact fort dans l’imaginaire collectif.

AG : Oui, moi ce que j’aime c’est que le dessin, la BD, c’est une forme d’art démocratique qui s’adresse à tout le monde. Il faut questionner pourquoi ces arts sont considérés comme mineurs, le documentaire par rapport à la fiction ou la BD par rapport à la littérature ou la peinture. C’est aussi parce que ceux qui s’y intéressent sont les personnes moins lettrées, les femmes, les minoritaires et c’est ça qui rend l’art mineur, et pas à cause de la qualité esthétique première.

PB : Oui et autant appeler un chat, un chat, la BD c’est aussi un art populaire. Et la BD se réclame fièrement de ça.

Dans "Ouvrir La Voix" les visages étaient au premier plan, dans "Culottées" chaque planche commence par un visage encadré, dans une "Histoire à soi" les visages disparaissent. Comment avez-vous travaillé la mise en scène des visages.

AG : Dans "Ouvrir La Voix", c’était essentiel de mettre les visages, et de faire exister ces femmes dans l’espace public, dans leur diversité de corps de femmes noires. En dehors de ce qu’on peut déjà voir, c’est à dire soit l’archétype de la femme noire grosse de la Caraïbe avec un côté rassurant comme Firmine Richard, soit les filles très claires de peau avec les yeux verts qui se rapprochent de la blanchité, exotiques mais pas trop. Je montrais les visages manquants. On me dit souvent que les femmes dans mon film sont belles. Mais la question c’est comment tu les représentes. J’avais choisi une mise en scène qui mettait en valeur leurs expressions, la vie qui émane de leurs visages, la caméra légèrement en contre plongée, en lumière naturelle. Ce que j’aime dans le trait de crayon de Pénélope c’est aussi que ce n’est pas “cute”, elle donne une prestance aux femmes qu’elles dessinent. En tant que femme noire on n’a pas accès à des images de femmes noires considérées comme belles ou féminines ou sexy. Il y a donc une subversion à représenter des femmes noires comme désirables.

PB : C’est vrai qu’elles sont très belles. On a tellement peu l’habitude d’une tridimensionnalité dans les portraits de femmes noires. Le fait qu’elles ne soient pas l’arrière-plan de quelque chose, que ça soit elles le sujet les rend aussi belles. De la même manière que si tu passes trois heures avec quelqu’un tu peux le trouver charmant parce que tu le vois traverser la palette de ses émotions. Dans ton film, elles ont des propos malicieux, elles sont drôles, donc tu es charmée, tu as envie de toutes les connaitre. Je me suis dit que je pourrai les entendre parler pendant 10 heures, et que je n’en ai jamais l’occasion.

AG : Pour "Une Histoire à Soi", c’est une autre approche. On est dans le portrait dans le sens où on est dans le récit de vie. Je suis passée de 24 personnages dans "Ouvrir La Voix" à 5. On se centre sur la personne, sur un parcours. Son portrait, c’est sa vie. J’aime bien trouver un concept dans la forme filmique qui adopte le propos que je veux défendre. Je suis passée du genre de “tête parlantes” pour "Ouvrir La Voix" au genre du film d’archives pour "Une Histoire à Soi". C’est une forme parfaite pour raconter les vies de personnes adoptées, puisque les archives sont au centre de leur existence, qu’elles en possèdent ou non. La forme fait donc écho à un des enjeux centraux dans la vie des personnes adoptées. À partir de là, je me suis demandée si je pouvais tenir un film qu’avec des archives. Le film d’archives comme genre est très codifié, on imagine que de manière classique ça commencerait avec une voix off disant “l’adoption internationale se développe à partir de la Deuxième Guerre mondiale…”, avec des images en noir et blanc d’enfants qui descendent de l’avion et puis on passerait sur un face caméra de quelqu’un qui raconterait son adoption. Moi j’ai voulu redonner un côté cinéma à ce genre-là. Les archives c’est de la matière. Je pense qu’on a n’a pas besoin de voir le visage de mes personnages pour en faire le portrait. A la fin du film tu sors en ayant ton idée de qui sont ces personnes. Ça stimule ton imagination de ne pas les voir, et en fait ça n’est pas vrai que tu les vois pas ! C’est un autre type de figuration !

PB : Dans "Une Histoire à Soi", c’est comme un puzzle que tu te fais de chacun d’eux. A la fin, tu dis que tu vas comprendre qui ils sont. Ce que je trouve super, c’est que le film va à contre sens chronologiquement de l’enquête que eux mènent. Tu les vois d’abord bébé, alors qu’eux ont dû faire le chemin inverse pour arriver à leur enfance, pour comprendre qui ils étaient. Tu nous donnes les clefs de leur petite enfance. J’ai trouvé que c’était plus fort comme choix de narration, de commencer de manière linéaire, de suivre la cassure du début et de ne pas commencer quand ils sont adultes. J’ai trouvé ça trop malin.

AG : Ce qui disparait tout le temps dans la narration de ton adoption, c’est les premières familles. C’est aussi ce sur quoi j’ouvre mon prochain livre : les mères de naissance. On n’est pas des tabula rasa, il s’est passé quelque chose avant l’adoption. Ce qui s’est passé avant, c’est souvent des femmes pauvres qui se séparent de leurs enfants. À partir de là, comme tu le dis Pénélope, il y a cette cassure, et ces mères disparaissent toujours. C’est exactement ce qui est frappant dans la première archive du film, un film promotionnel de la Fondation d’Heucqueville, les mères de naissance ont disparu. La narration publique de l’adoption efface les premières familles. C’était important de faire exister la cassure et les personnes qui ont produit les enfants. C’est pourquoi l’archive de la Fondation d’Heucqueville est immédiatement suivie de la lecture de la lettre de Joohee à sa mère de naissance. On ne voit et on n’entend jamais les mères de naissance dans l’espace public. Mais pour les personnes adoptées, elles sont là tout le temps.

Votre histoire à vous Amandine, c’est laquelle ?

AG : Je suis née sous X en 1984 en France. Ce qui m’énervait c’était d’être dépossédée de mon histoire. Tout le monde autour de moi, les adultes de ma vie, avaient des informations sur mes origines, tout le monde sauf moi. L’État a plein d’informations. Le CNAOP (le Conseil national d’accès aux origines) sait qui est ma mère de naissance et où elle habite, mais moi je ne sais pas. Mes parents avaient eu des informations par l’assistante sociale quand ils m’ont adopté. Quand tu es adoptée, ta vie c’est que d’autres personnes te racontent ton histoire. Il y a tellement de médiation, on se demande quel degré d’information se perd. Tu n’as pas d’agentivité. J’ai très mal vécu la découverte de mon dossier à mes 18 ans que j’avais idéalisée comme un moment justement de reprise d’agentivité sur mon histoire. Quand je suis allée à l’époque à la DASS où il n’y avait pas d’accompagnement psy, la personne qui m’a reçue m’a proposé de voir mon dossier avec ou sans elle. C’est donc seule que j’ai découvert qu’il y avait une lettre qui avait été dictée par ma mère de naissance à la travailleuse sociale. Je me demande : est-ce que c’est une dictée mot pour mot ? Ou est-ce que la travailleuse sociale a résumé son propos, ou l’a modifié ? Depuis j’ai découvert que ma mère de naissance était une marocaine sans papier. La travailleuse sociale a écrit que le père était français mais moi je suis noire. Je me dis que s’il y avait un peu de réflexion sur ces questions-là on aurait demandé à la mère de naissance d’où il vient “Noir”, c’est trop vague quand on cherche à se réapproprier ses origines. Quand la travailleuse sociale revient me voir, elle me demande si je veux une copie de mon dossier. Moi je voulais partir avec mon dossier, mais même ça, ça ne nous appartient pas. Il y 5 feuilles de mon début de vie et je ne peux pas avoir l’original. Avoir une copie, c’est encore une médiation. Tu es dans une dépossession constante de ton histoire. Tu es dans cette absence de pouvoir dans cette relation avec ta mère biologique qui - de fait - existe, parce que moi je n’ai pas demandé à naître, et je comprends qu’elle avait ses raisons pour ne pas avorter mais je me demande si on ne peut pas avoir une rencontre entre adultes où elle me raconte ce qui s’est passé. Si nous étions dans une société qui ne stigmatise pas ces femmes, où la séparation n’était pas présentée comme l’acte le plus dramatique possible, s’il n’y avait pas toute cette morale apposée aux “abandons”, alors peut être que ces conversations pourraient exister entre adultes.

PB : C’est vrai que dans ton film, dans les lettres qu’écrivent les personnes adoptées aux parents de naissance, on ressent deux choses : ils n’écrivent pas pour culpabiliser la mère de naissance et ils écrivent en tant qu’adulte qui ne demandent pas de comptes. La lettre de Anne Charlotte m’a particulièrement marquée quand elle répond à son père biologique qu’elle n’a pas envie de le rencontrer immédiatement parce qu’elle n’est pas dans une glorification de sa personne. Ça n’est pas automatique de vouloir tisser une relation avec ses parents de naissance. J’imagine que si tu pouvais avoir cette conversation entre adultes avec ta mère biologique, en disant je ne suis ni là pour faire le bébé “ouin ouin” qui dit “pourquoi tu es partie ?”, ni pour dire “j’attends tellement de toi”, mais juste d’avoir une conversation d’égale à égale autour ce lien qui existe quand même. Ca doit être très frustrant de ne pas juste pouvoir dire ça, de dire “promis ça n’est pas un traquenard, je ne veux pas te voir pour te tomber dessus”.

AG : Je n’ai pas de fantasme autour de cette relation avec ma mère de naissance mais j’ai des questions. Et tout cela est tellement mal encadré. Quand je parle d’adoption je demande d’imaginer un texte à trous : une phrase qui fait presque sens où il ne manque que trois mots. Pour les adoptés c’est l’inverse, nous on a trois mots et on doit créer une phrase à partir de ça. Dans mon film, j’ai choisi de ne pas me focaliser sur l’adoption nationale mais internationale parce que c’est un type d’adoption avec lequel c’est plus facile de représenter tous les enjeux politiques. Parce qu’avec l’adoption internationale tu vois tout de suite les questions d’inégalités nord/sud, les questions raciales, de classes.

Comment avez-vous choisi ce titre ?

AG : C’est un titre évidemment très proche de "Une chambre à soi" de Virginia Woolf. Dans son essai, la question est : “quelles sont les conditions pour qu’une femme puisse devenir une artiste ?”. Ces conditions tu peux les transposer pour les minoritaires. Et aussi quelles sont les conditions pour avoir la capacité à se réapproprier son histoire. Pour les personnes adoptées, la condition sine qua non c’est d’arriver à l’âge adulte. C’est le moment où tu commences à avoir des droits, le droit d’aller voir ton dossier, tu es en mesure de prendre des décisions, de faire des voyages. Il y a un parallèle intéressant : les conditions matérielles, avoir un espace à soi et un peu d’argent, sont les mêmes pour devenir écrivaine ou pour te réapproprier ton histoire en tant qu’adoptée.

"Une Histoire à Soi" commence avec une voix, un enfant qui chante dans une langue qui n’est pas le français, pourquoi ce choix-là ?

AG : Le film commence par la chanson de Niyongira que tu entends plus loin dans le film expliquer qu’il a oublié cette langue, et encore plus tard tu vas le voir dans le bus chanter en Kinyarwanda quand il retourne sur le lieu de ces racines. Il se trouve que cette cassette où il chante il ne l’avait pas réentendu, c’est au moment du film, quand il demande des archives que sa mère lui donne. Une de mes obsessions c’est : qu’est ce qui nous reste ? Même génétiquement. Quand tu te regardes dans un miroir est-ce que tu as les traits de ta mère ou de ton père, à qui tu ressembles ? Il y a des gens comme moi qui ne savent rien du tout et puis il y a des personnes adoptées qui oublient sciemment. Plus les adoptés internationaux sont grands, plus ils perdent rapidement leur langue, les souvenirs, comme pour surpasser le trauma. Tu es déraciné. Sois tu meurs sois tu deviens une nouvelle personne.

PB : Tu penses que cette logique de survie participe à la glorification des parents adoptants ? Tu le vois chez tous qu’ils se disent “j’ai tellement de chance de m’être sorti là”. Est-ce que c’est tellement violent qu’ils sont obligés de se dire “ces gens sont mes sauveurs” ?

AG : Même si tu te le dis pas tout seul, on te le dit tellement. Dans le cas de Niyongira, c’est ambigu parce que ses parents sont ses sauveurs, s’ils ne l’avaient pas adopté, il aurait été tué pendant le génocide des Tustsis au Rwanda. La question reste : est-ce que la famille a compris qu’il allait falloir t’enlever ce poids-là ? Je me souviens au supermarché, d’inconnus qui disaient à ma mère “c’est bien ce que vous avez fait”. Ma mère les reprenait immédiatement : “non, c’est nous qui avons eu de la chance, parce qu’on ne pouvait pas avoir d’enfant. Si on avait pas eu Amandine, on n’aurait pas eu de famille.”

PB : Culturellement, dans les familles avec les enfants biologiques, on est tellement dans la gratitude que les enfants doivent avoir à l’égard de leurs parents, alors que les enfants doivent rien à leurs parents puisque ce sont les parents qui ont choisi de les faire. Tu mets déjà du temps à défaire ce truc. J’imagine que le poids est encore plus fort quand tu es adopté.

Est-ce qu’il y avait un principe qui guidait le film ?

AG : Ce qui motive la création de ce film c’est que j’ai un ami de l’école primaire qui a mis fin à ses jours avant qu’"Ouvrir La Voix" ne sorte. Il était adopté d’origine colombienne dans une famille où le discours c’était justement que ses parents l’avaient sauvé. C’était d’une violence inouïe. L’adoption n’a pas sauvé mon ami, elle l’a tué. S’il s’agissait du bien-être des enfants, il y aura des études de long terme sur le bien-être des personnes adoptées. Aux États-Unis, les études montrent que les adoptés ont plus de chance de se suicider, que les taux d’addiction sont élevés, qu’ils ont plus de problèmes de santé mentale. On n’a pas ces statistiques en France. Donc tout le débat sur “c’est un geste humanitaire", commençons par aller voir dans quel état sont les adoptés. Moi j’ai malheureusement plein d’amies adoptées qui ne sont même plus là pour témoigner.

Pourquoi avez-vous fait le choix de ne pas avoir recours à une voix off ?

AG : Je suis plutôt opposée à la voix-off si ça n’est pas une voix off créative comme dans les films de Chris Marker où il y a une volonté de créer un texte poétique, parce que j’aurais l’impression d’être dans une approche surplombante de la relation au spectateur, comme pour expliquer ton propos, mais si ton film est lisible tu n’en as pas besoin. Je n’aime pas non plus la voix off dans le cadre où on interagit avec la voix des personnages parce que ça ne laisse pas de place à la surprise. J’avais de grands axes de réflexion pour le film : questionner le faire famille, le concept d’exclusivité parentale, politiser l’adoption en terme de race, classe, genre mais je voulais aussi pouvoir être déplacée par les témoignages. Or, si j’écris une voix off en amont je vais essayer de faire entrer les témoignages dans la voix off et ça ne devient plus une approche de co-construction du film. Pour l’usage de la musique, avec Enrico Bartolucci (le chef-opérateur et monteur d’"Ouvrir La Voix" et co-fondateur avec moi de notre société de production, Bras de Fer), on déteste l’usage illustratif de la musique qui vient surligner une émotion, pour moi au contraire ça bloque l’émotion. On est donc allés voir Arnaud Dolmen et ÌFÉ pour la musique car ce sont des artistes dont l’identité musicale est très marquée, aucune possibilité d’utiliser leur musique en “fond sonore”. Je voulais des musiciens de la Caraïbe ou liés aux diasporas noires car une des choses centrales dans le parcours des adoptés comme dans le parcours des personnes liées à la traite transatlantique c’est le déracinement et la nécessité de recréer une culture à partir du trauma et du vide. Avoir des musiciens qui venaient de ces espaces et ces histoires-là permet de faire écho à l’expérience des adoptées. Écho renforcé par le fait qu’Otura Mun, le leader d’ÌFÉ est un adopté afro-américain qui, une fois adulte, est devenu “babalawo” (grand prêtre de la religion yoruba). Les morceaux qu’il a composé pour le film sont dérivés de prières yoruba. L’électro hybride d’ÌFÉ et ses chants de célébrations pour les ancêtres rencontre le gwoka (tambour traditionnel guadeloupéen), le jazz et les chants en créole d’Arnaud Dolmen pour que la musique ne soit pas qu’un habillage mais un ressort narratif, en soi.

Comment avez-vous choisi les personnages de votre film ?

AG : On a rencontré 93 personnes. On a fait des pré-entretiens de 1 à 2 heures avec Enrico Bartolucci (mon partenaire créatif, qui est de nouveau monteur et aussi preneur de son sur "Une Histoire à Soi") avec chacun pour expliquer notre démarche politique, pour que les partici- pants nous connaissent. Il y a deux enjeux : comprendre pourquoi la personne vient et lui exposer dans le détail ce qu’on compte faire. Je cherchais un casting mixte, avec des personnes qui aient accès à beaucoup d’archives, qui ne soient pas en rupture familiale, qui soient solides mentalement pour se replonger dans leur histoire et qui ne soient pas en pleine quête. J’ai mis des annonces sur les réseaux sociaux, mais le premier problème auquel j’ai été confrontée, c’est qu’après une soixantaine d’entretiens, nous avions interviewé plus de 50 femmes. Je n’arrivais pas à trouver des hommes, peut-être parce que la plupart des hommes n’apprennent pas à parler de leurs émotions et évitent l’introspection. J’ai dû passer des annonces dans la presse écrite régio- nale. Après, nous avons enregistrés 42 personnes. Je les ai réécoutées, comme je basais le film sur des récits de vie, il fallait que la personne ait non seulement une histoire intéressante, mais aussi un minimum de regard politique sur cette histoire, donc j’ai affiné en ne gardant que 19 personnes pour les transcriptions. Et après j’ai vérifié si les personnes avaient assez d’archives puisque c’est le socle du film, on est alors arrivés à 11 pré-montages audio. Et puis on a finalement trouvé 5 personnages pour le film - Joohee, Mathieu, Anne-Charlotte, Niyongira et Céline - en trouvant un équilibre au niveau des âges et des parcours de vie et du message qu’ils voulaient transmettre. Mon public cible est les personnes adoptées, surtout les plus jeunes, donc je veux qu’elles sortent de la salle de cinéma, inspirées. C’est important que le film leur fassent comprendre que peu importe où elles en sont, elles peuvent s’en sortir. On a aussi choisi des personnes qui portent une possible résolution pour que les adoptés qui voient le film ressentent de l’espoir.

Pénélope, qu’est ce que vous avez ressenti en découvrant "Une Histoire à soi" ?

PB : Jusqu’ici je n’avais jamais vu l’adoption comme sujet en soi, et pas traité comme conte de Noël. Je n’avais jamais eu l’adopté comme narrateur, c’est un angle mort dans notre culture quand même. On commence le film avec les photos de bébés mais on sait que ça n’est pas le début d’un conte de fée. Tu as tout de suite de l’empathie pour un enfant petit qui s’agrippe à la bulle de la famille quand le monde extérieur ne lui ressemble pas, sa famille devient une forteresse. Et puis de les accompagner dans le regard critique de l’adoption. C’est rare que ça ne soit pas une vision paternaliste et féérique, qui raconte que c’est une opportunité merveilleuse l’adoption. On commence par cette archive horrible, c’est quand même présenté comme un business, mais bon il y a quand même une personne qui n’a rien demandé. Je suis personnellement dans une grosse réflexion sur ce qu’on doit à ses parents, ce que les enfants nous doivent. Donc le film a résonné en moi. Qui doit quoi à qui dans ce binôme parents enfants ? Est-ce qu’on doit quelque chose aux parents ? Et c’est accentué encore plus fort dans ces familles-là, ce truc de “sauveur” que tous les parents ressentent un peu naturellement, en oubliant un peu vite qu’on ne les sauve de rien. C’est méconnu, peu raconté de l’intérieur et Amandine l’aborde brillamment. Il y a une vraie réflexion politique sur les restes colonialistes qui se nichent partout. On ne peut pas les dissocier. C’est pour ça que je comprends que c’est plus évident de parler d’adoption internationale pour montrer ces mécanismes-là. C’est un film passionnant pas que pour les personnes concernées par l’adoption, c’est un film passionnant pour des gens qui ont des parents. Parce que ce film raconte aussi la domination de l’adulte que l’on ne questionne pas du tout.

AG : De même, on ne questionne pas la notion que “la vie est un cadeau”. Je me souviens de la première fois où j’ai dit sur les réseaux sociaux que j’aurais préféré que ma mère de naissance avorte, plusieurs personnes n’ont pas compris. Mais pour moi dans l’absolu, la vie ça n’est pas un cadeau.

PB : On parle toujours du désir d’avoir un enfant mais on ne parle pas du désir de naître. Ce n’est pas anodin qu’en thérapie une des premières questions qu’on te pose c’est “est-ce que tu étais désiré comme enfant ?”. Ca conditionne tellement de choses. On en fait abstraction quand on dit que la famille adoptive a tellement voulu mais on ne peut pas nier que l’enfant ne vient pas de là. Le parcours de Mathieu dans le film, qui est pris puis abandonné puis repris dans sa première année, comment tu ne veux pas avoir des blessures éternelles ? Comment est-ce qu’on a pu se dire que je jour J où les parents adoptants vont chercher l’enfant c’est comme aller à la SPA, pardon pour le parallèle : je viens regarder, je trouve celui qui est mignon et je repars avec. Comment tu veux que l’enfant ne soit pas pété ? Heureusement qu’il commence à y avoir des réflexions là-dessus, et qu’il y a eu un chemin de parcouru. C’est comme ces horribles familles américaines dont tu me parlais Amandine qui s’échangent les gosses quand ça fonctionne pas (le phénomène du rehoming). Comment on peut minimiser à ce point que la seule chose qui compte c’est l’enfant et que les choses doivent s’organiser autour de l’enfant et pas l’inverse. Pour toi Amandine, ça remet quoi en question dans le système d’adoption, si on le regarde en face ?

AG : Le problème c’est la manière dont on considère la parentalité dans le monde occidental contemporain. Avant la révolution industrielle, on avait une vision de la famille beaucoup plus large, de qui pouvait faire partie de ta famille ou de qui tu pouvais appeler Papa, Maman. Ce qu’on retrouve dans la Caraïbe, en Afrique ou en Polynésie, il y a cette idée que les enfants circulent, ils appartiennent à la communauté et pas qu’au couple nucléaire qui est devenu le modèle de famille à atteindre dans les pays du Nord. Dans l’adoption, ça a donné le concept de l’adoption plénière qui rompt tous les liens de filiations antérieures et qui fait de l’enfant un enfant tabula rasa, d’où l’importance de l’ano- nymat des mères quand elles accouchent sous le secret. Ce sont deux choses différentes. Jusqu’à la révolution française, les femmes peuvent demander le secret de la naissance, mais ça ne rompt pas les liens de filiation, elles laissent leur nom, l’enfant peut les retrouver plus tard, il n’y pas d’anonymat. L’idée c’était de les protéger du regard social mais pas de rompre tout lien de filiation. À partir de la mise en place de politique natalistes et familialistes sous le régime Vichy, c’est là où les législations créent l’anonymat des mères de naissance qui est apposé à l’accouchement sous le secret. En fait, l’association anonymat-secret crée des orphelins, des enfants sans filiation antérieure, des enfants adoptables donc. Il y a des milliers d’enfants adoptables en adoption simple, parce qu’ils sont placés en foyer, parce que leurs parents existent toujours mais ils ont perdu leur droit de visite ou l’autorité parentale. Si le grand public acceptait qu’un enfant c’est une personne qu’on rencontre et avec qui on tisse une relation et que c’est pas nécessairement un bébé ou une personne tabula rasa qui n’a pas d’histoire et de famille, tous les gens en attente de pouvoir adopter un enfant pourraient avoir un enfant. Le problème c’est qu’est-ce qu’on désire ? Est-ce qu’on veut un enfant comme propriété, qui n’appartient qu’à ses deux parents ? Si on pousse cette idée d’accepter la circulation, les pluri-parentalités, ça veut dire qu’on crée une jurisprudence qui permet aux autres, au non-hétéros, d’avoir aussi accès à la pluri-parentalité. J’aimerais qu’à terme on puisse discuter du “faire famille”, de qui à le droit de faire famille et de comment on considère les enfants. Une des dominations qui n’est absolument pas adressée dans la société française c’est la domination des adultes. Charlotte Pudlowski vient de faire une série de podcasts sur l’inceste "Ou peut être une nuit" qui parle aussi du droit des enfants. Il est grand temps de politiser la place de l’enfant dans la société et de les écouter. Un enfant de 6 ou 7 ans, tu peux lui demander son consentement s’il a envie d’aller dans une famille. J’aimerais qu’on déconstruise la filiation, la parentalité et le statut des enfants dans notre société.

Propos recueillis par IRIS BREY, janvier 2021