25 Aug, 2020

Anna Cazenave Cambet : "Renverser les codes du coming-of-age movie"

25 Aug, 2020

Anna Cazenave Cambet : "Renverser les codes du coming-of-age movie"

BY The editors

Pour son premier long-métrage, Anna Cazenave Cambet renverse les codes traditionnels du récit d'initiation adolescent et s'interroge sur la question du regard porté sur la sexualité féminine. Décryptage d'une première œuvre fulgurante, sélectionnée par la Semaine de la Critique 2020, et toujours en attente de salles obscures.

De l’or pour les chiens s’ouvre sur une longue scène d’amour sur la plage. Pourquoi ce choix de commencer le film de manière aussi radicale ?

Je voulais faire l’inverse de ce que l’on attend du coming of age movie : non pas aller vers la découverte de la sexualité mais la retirer progressivement. Je présente d'emblée Esther comme étant jolie et sexuelle, faisant ce que les garçons attendent d’elle, pour ensuite l’habiller et cheminer ailleurs avec elle.

Je suis de plus en plus lassée que l’on continue à nous faire croire que les filles ne se libèrent que par l’accès à la sexualité – une sexualité par ailleurs largement codifiée par une culture hétéro-normative que le cinéma tarde un peu trop, selon moi à déconstruire. Esther est d’une génération qui a eu accès à des images pornographiques très tôt, elle sait depuis ses quatorze ans ce qu’est une sodomie ou un gang bang. L’enjeu pour elle n’est pas là.

Cette première scène d’ouverture était donc une façon d’hameçonner le spectateur pour l’emmener au-delà des signes extérieurs de la jeune et jolie fille sexualisée. Par la suite, il n’y aura plus de scène de sexe aussi explicite. La suivante est très sombre, on distingue très peu les corps, on entend surtout des bruits. Et lors de la scène de viol dans la baignoire, on en voit encore moins.

 Est-ce vraiment une scène de viol ?

Oui, et je tiens à le dire !

La définition du viol est très simple : rapport physique non consenti avec pénétration de quelle que sorte que ce soit. Là, un garçon met sa main dans la culotte d’Esther qui lui demande plusieurs fois d’arrêter. Et ce garçon la force ensuite à le masturber. Nous avons donc bien affaire à un viol. C’est imparable.

J’ai volontairement tourné cette scène de manière à ce qu’il n’y ait pas de violence physique apparente. Le garçon ne force pas Esther physiquement, il n’y a pas de cris. Le viol peut être très différent de la scène de tunnel dans Irréversible de Gaspar Noé. Il peut « juste » être une soirée de gamins qui tourne mal. Esther ne voulait pas monter dans cette salle de bain avec ce garçon mais elle s’est exécutée sous la pression du groupe.

Esther est un mélange insaisissable de sensualité, de naïveté et de romantisme…

Esther, j’aimais bien l’appeler la vierge païenne. Son amour relève presque de l’ordre du conte, elle pourrait donner de l’amour éternellement, à tout le monde... Je le dis avec une grande tendresse. C’est le monde qui est mal foutu autour d’elle, ce n’est pas elle ! Elle est trop pure, trop entière, presque naïve, incapable de ruser. Elle arrive vierge en face de chaque personne qu’elle croise. Elle n’éprouve pas de rancœur, se met à l’écoute de l’autre.

Quand Jean couche avec une autre fille puis revient vers Esther, celle-ci a ce geste de lui prendre la main. Pour moi, c’est le grand pardon : je suis incapable de t’en vouloir, donc on va faire comme s’il ne s’était rien passé. Et la séquence d’après, elle veut lui faire une fellation sur le sable sans doute parce qu’elle voudrait être cette fille plus âgée et expérimentée aux jolies boucles avec laquelle il vient de coucher.

 On sait qu’Esther va droit dans le mur avec Jean, mais jamais on ne juge son comportement... On est juste curieux de ses gestes, de sa manière de se mouvoir dans la vie.

Je ne me suis jamais posé la question de savoir si on serait en bienveillance avec elle parce que moi, je le suis d’une façon totale. J’ai pour elle la tendresse d’une ainée qui voit, impuissante, sa petite sœur faire des bêtises. Je crois aussi que ce qu’Esther vit est profondément injuste. Et au final assez universel : être très amoureux de quelqu’un qui se moque de vous ! Esther a beau avoir par moment des éclairs de lucidité, elle est dans l’absolu de l’amour… Je trouve ça très beau des filles qui se mettent dans tous leurs états pour des garçons qui les baladent, l'inverse aussi d'ailleurs.

Je pense que Jean est le premier garçon avec lequel Esther couche. Avec lui, elle expérimente tout en un été. D’une part parce qu’elle en a envie mais aussi parce qu’il le lui demande. La question du consentement est infinie. Est-ce qu’une fille à dix-sept ans est vraiment consentante face à un garçon qui en a vingt-cinq et lui demande de faire tout un tas de trucs ? Certaines oui, peut-être. D’autres, non.

Ce qui frappe d’emblée dans De l’or pour les chiens, c’est votre sens du cadre. Votre héroïne est toujours inscrite dans des lieux, qui évoluent beaucoup en cours de film.

J’ai fait une école de photo avant la Fémis. Inscrire mon personnage dans des espaces est je pense, lié à ce regard de photographe que j’ai travaillé en amont et qui a été en fait ma porte d’entrée dans le cinéma. Et puis il y a tout le travail que j’ai fait avec Kristy Baboul, mon chef opérateur. Il a une façon très instinctive de travailler, il est très à l’écoute. Nous avons une grande complicité et nous sommes très complémentaires.

J’ai besoin de tout découper et j’arrive sur le tournage avec des images très précises en tête. Kristy, lui, est tout à fait capable de s’adapter à des changements de dernière minute. Il est très léger, il pense sa lumière de manière à être très rapide, il est très fort à l’épaule. C’était un challenge pour moi, qui avait fait beaucoup de plans fixes et de travellings dans mes courts métrages.

 Et le choix du scope ?

Le scope s’est imposé parce que l’espace vient témoigner de l’état du personnage à chaque étape de son parcours. Et aussi parce que le paysage du Sud-Ouest où débute le film me fascine. C’est là où j’ai grandi, j’ai un plaisir inouï à le filmer. On peut faire entrer beaucoup de choses dans le scope mais j’étais très soucieuse de conserver une pureté visuelle. Le film démarre dans ce qu’il y a de plus immense possible pour finir dans des espaces blancs, à peine bleutés, sans horizon. C’était passionnant de se dire que l’on allait vers cette épure progressive du cadre.

 Pourquoi avoir choisi que le parcours d’Esther passe par le monastère ?

Ça faisait très longtemps que j’avais envie d’écrire sur un groupe de femmes, et de moniales en particulier. Mettre en scène cet ensemble de cellules, coupées de l’extérieur, avec tout ce que cela implique de fétichisme visuel… Ces femmes en uniforme, réduites à des visages dans des ronds, permettaient un travail sur l’image quasi-constructiviste !

L’autre raison importante de mon intérêt pour les sœurs est liée à mon amie d’enfance, qui allait à la messe deux fois par semaine, faisait partie des scouts… Face à sa famille très catholique, la mienne faisait vraiment famille de rouges, très anticléricale ! Cette fille était comme ma sœur et j’avais créé tout un fantasme autour de ces temps qu’elle passait dans ces endroits religieux auxquels je n’avais pas accès, à s’adonner à des rituels inconnus. Elle connaissait notamment les sœurs d’un monastère sur la colline en face de chez mes parents, dont j’entendais le son des cloches sans pouvoir y entrer. Savoir que des femmes avaient choisi d’y vivre enfermées relevait pour moi d’une forme d’absolu.

 Comment avez-vous abordé cette réalité du monastère pour écrire votre film ?

Les choses se sont organisées de manière un peu magique. Je cherchais un espace pour écrire, mais sans avoir d’argent, et la co-scénariste de mon court métrage Gabber lover m’a parlé d’un monastère de femmes à Port Royal, où il suffit d’envoyer un mail pour qu’elles t’hébergent gratuitement.

Frapper à une porte et être ainsi accueillie, je trouvais ça surnaturel ! Alors certes, tu es dans une cellule toute petite avec juste un bureau mais j’avais très envie d’y aller. D’autant plus que ce lieu rejoignait le sujet que j’avais en tête depuis longtemps.

Durant cette petite semaine au monastère, je suis passée par plein d’états. J’ai parfois eu l’impression de devenir folle, que les sœurs ne me laisseraient plus ressortir ! Mais j’ai aussi connu des moments où j’ai ressenti une sécurité, et surtout un apaisement comme jamais dans ma vie. Une fois que l’on a fait le choix d’entrer au monastère pour ne plus jamais en sortir, on n’a plus aucun souci puisqu’il ne se passe plus rien, qu’il n’y a plus d’agitation intellectuelle, plus de rapport aux autres, d'histoires d'amour compliquées, de bruits de la ville, de soucis d’argent… Leurs textes le disent « il faut mourir à soi-même chaque jour » et avec ça, laisser mourir tout ce qu'il y a autour.

Cette attitude obsessionnelle des religieuses est très proche du rapport amoureux adolescent, du premier amour qui rend fou, qui fait mal.

Une fracture narrative et esthétique s’opère quand Esther arrive dans ce monastère.

Cette fracture était un enjeu clair et assumé. Je voulais notamment déconstruire le rapport aux couleurs et à la lumière. Esther va vers l’ascèse, le film finit presque en noir et blanc.

Ça m’intéressait de confronter deux formes de fascination : celle d’Esther envers les autres et celle des sœurs pour cet autre qui est Dieu. Si on est attentif à tout ce que ces religieuses se racontent, notamment le monologue de la jeune sœur à la fin, on comprend qu’elles sont dans un rapport de grand érotisme, d’attente par rapport à un être qui manque, auquel elles pensent sans cesse, pour lequel elles prient. Cette attitude obsessionnelle est très proche du rapport amoureux adolescent, du premier amour qui rend fou, qui fait mal.

 L’entrée au monastère d’Esther, avec ce long chemin à parcourir à travers les arbres, a quelque chose d’irréel.

Tout est très réaliste, le lieu existe ainsi, mais avec ce voile de la sœur qui flotte dans la nuit, on pourrait effectivement se dire qu’on va tomber dans un film de genre. Et c’est un peu le cas, Esther bascule dans quelque chose de fantastique : la réalité de ces sœurs enfermées pour toujours entre elles, récitant des textes écrits il y a plus de deux mille ans, sans lien avec l’extérieur… Elles n’ont pas la télé, juste accès à des bribes de journaux, choisis, lus parfois sur les temps de repas.

Ce décalage m’intéressait, surtout concernant les très jeunes sœurs, qui ont sans doute eu accès à des images porno avant d’entrer ici. Elles sont forcément chargées d’autres choses que les très vieilles sœurs, ce qui rend ce lieu encore plus fantastique.

Autre rupture, formelle et temporelle : des images de l’enfance d’Esther, sur lesquelles elle raconte la vocation qu’on lui avait attribuée : être un soleil pour les autres…

J’ai un plaisir fou à voir des réalisateurs s’autoriser à soudain prendre un détour et raconter autre chose. J’aime cette idée de jouer avec le spectateur, de lui voler deux minutes pendant lesquelles on change de registre visuel, sonore, narratif. De prendre un risque.

Esther est l’un des personnages du film qui parle le moins. Et quand elle se met enfin à parler, elle raconte la légende que son entourage lui a construite, ce qu’on dit qu’elle devrait être. Elle livre quelque chose d’intime mais qui ne lui appartient pas vraiment. Ce sont des images un peu mentales qu’elle s’est fabriquées à force de se raconter cette histoire.

 Le long monologue final de sœur Laetitia est lui aussi un détour inattendu.

J’ai un amour infini des monologues. Celui-ci dure sept minutes, c’est un pari d’imposer une telle longueur ! Personnellement, je ne suis pas une spectatrice qui s’ennuie. J’ai beau être de ma génération, passionnée de clips et être tout le temps greffée sur mon téléphone, j’ai un plaisir intellectuel immense à accepter qu’on m’impose une durée.

Ce monologue donne l’espace à la parole de se déployer, de dire des choses un peu complexes. Cette jeune sœur a fait vœu de silence, elle ne parle plus depuis trois ans. Pour moi, elle se répète par cœur ce discours depuis toutes ces années et quand enfin elle se remet à parler, sa parole est mécanique, elle est dans un délire qui fait un peu peur.

Quand Ana Neborac a passé le casting pour jouer sœur Lætitia avec son accent moldave, je m’étais dit : non, ce n’est pas possible, ce n’est pas du tout le personnage ! Mais quand elle a commencé le monologue, avec un regard si inquiétant, je n’avais plus de doute et me suis dit que son accent allait finalement apporter du relief au personnage, un passé. Grâce à tous les clichés qu’on a sur les filles slaves… Ana est une femme vraiment impressionnante, d’une délicatesse, d’une discrétion sur le plateau et d’une immense exigence. Elle a fait deux retraites pour préparer le rôle.

 Comment avez-vous trouvé Tallulah Cassavetti, qui joue Esther ?

Je répétais à Elsa Pharaon, ma directrice de casting : « Je veux une fille qui soit capable de monter dans les arbres. Je ne veux pas une fille frêle qui a l’air d’avoir mangé une pomme il y a deux cents ans ! »

Tallulah est très cinéphile et très intelligente, ça va vite dans sa tête, elle est passionnante à regarder, mais la première fois que je l’ai rencontrée, j’ai douté car elle n’était pas proche d’Esther dans la vie. Je la trouvais très citadine, très street wear avec ses grosses chaussures, sa grosse voix… J’imaginais Esther plus douce et plus « fille de la forêt »…

 Alors pourquoi l’avez-vous choisie ? !

Pour tout ça, en fait ! Et puis parce qu’à une étape de casting, la consigne était : tu viens avec une musique qui te plaît et tu ne danses rien que pour toi, comme tu le ferais chez toi toute seule devant ton miroir.

Tallulah, elle, est arrivée avec une nuisette trop petite. Mais pas pour me séduire, juste parce que la nuisette était à sa sœur et qu’elle n’avait rien trouvé d’autre. Elle avait gardé son pantalon et ses baskets, d’énormes Jordan bleu fluo, difformes… Et puis elle a mis une chanson disco d’un autre siècle et s’est mise à danser devant moi avec des gestes hyper berlinois ! Je ne comprenais rien à ce qu’elle faisait, mais c’était d’une puissance… Elle aurait pu piétiner le monde entier, elle dégageait une invulnérabilité extrêmement séduisante. Et joyeuse.

Ce n’était pas l’Esther que j’avais imaginée mais en fait, c’était la bonne Esther !

 La danse dans le café évoque cette scène de casting : Esther danse pour son plaisir à elle…

Esther twiste pendant cette scène. Au début, elle met une musique car elle veut séduire le serveur et pouvoir passer la nuit avec lui car elle n’a nulle part où aller. Elle lui sourit, danse pour lui… Mais très vite, c’est plus fort qu’elle, cette danse devient purement intérieure, elle en oublie même la présence de l’homme et la lumière change. Elle se retrouve dans un halo bleu irréel qui nous fait basculer dans quelque chose qui n’appartient qu’à elle.

Dans cette scène, tout ce qu'a traversé Esther jusque-là décante, sa rupture avec Jean, l'impossibilité de sa relation avec sa mère, mais aussi la scène de viol... Sa mutation est en cours.

 Comment s’est passé le tournage ?

Talullah m’a dit après le tournage : « Je me suis toujours sentie respectée, j’ai vu combien tu mettais de l’éthique dans nos rapports. » Cette parole est l’un de mes plus cadeaux sur ce film.

A la Fémis, j’ai toujours refusé de tourner de scènes de sexe car je ne me sentais pas les épaules ni l’expérience de le faire correctement. C’était donc vraiment un enjeu pour moi de passer ce cap là en étant sûre de n’outrepasser aucune limite avec les acteurs. Avec Tallulah et Corentin Fila, qui joue Jean, on a mis en place une sorte de charte, deux mois avant le tournage. Il s’agissait d’une liste de gestes qu’ils avaient ou non le droit de faire l’un avec l’autre. Et avant de tourner, on a refait le point, pour être sûre qu’ils étaient toujours d’accord avec tout. Je tenais à ce système qui fait que les acteurs étaient vraiment dans le consentement et que moi je savais où étaient mes limites.

 Le titre du film est mystérieux.

Il m’est venu très vite, sans trop savoir pourquoi, hormis que j’adore les insultes du genre : fils de chien, chien de la casse… Cette idée que l’animal totem de la domestication, de la famille, des choses à leur place, désigne aussi ce qu'il y a de plus bas est très éclairant sur la nature humaine… Et l’or, c’est Esther, le soleil, ses cheveux… J’aimais aussi que ce titre soit un peu long, pas si efficace. Et puis qu’on s’interroge dessus !

 A votre avis, Esther sort de cette retraite dans quel état d’esprit ?

Pour moi, en aucun cas Esther n’a trouvé Dieu dans ce lieu. Elle n’est pas même séduite par le discours religieux qu’elle y a entendu. J’ai d’ailleurs mis une attention particulière à choisir des textes religieux qui sont assez glaçants, des chants et des prières à un Père qui donne des leçons.

Mais elle sort grandie de cette expérience durant laquelle elle a eu la possibilité d’exister uniquement pour elle-même. Dans ce monastère, on lui fiche enfin la paix et la seule personne avec laquelle elle a envie d’avoir un contact le lui refuse, sans rien lui prendre pour autant. Selon moi, c’est une façon pour Esther d’apprendre que les rapports humains ne se résument pas à « je te donne, tu me prends ». Pour autant, je ne sais pas ce qui va maintenant se passer pour elle...

Photo by Gregory Leporati for Engadget c/o Timm Woods