09 Oct, 2020

"Un Grand Voyage Vers la Nuit" : les secrets d'un plan-séquence unique

09 Oct, 2020

"Un Grand Voyage Vers la Nuit" : les secrets d'un plan-séquence unique

BY The editors

Jeune chef-opérateur français, David Chizallet est intervenu sur le tournage du film de Bi Gan, "Un Grand Voyage Vers la Nuit", pour éclairer un plan-séquence fou de plus d'une demi-heure. Il revient en détail sur l'aventure unique d'un plan inédit dans l'histoire du cinéma.

Quelle a été ta première réaction en entendant parler du projet et comment le processus de préparation s’est-il déroulé ?

Mon intégration dans le projet s’est faite en plusieurs temps. La toute première fois que Charles (NDLR : Charles Gillibert) m'a parlé du film j’étais emballé parce que je trouve le cinéma asiatique très stimulant. Il m’a montré Kaili Blues et j’ai pensé qu’il y avait une vraie proposition de cinéaste, quelqu’un qui sait s’extraire du scénario pour raconter une histoire.

A cette époque, Bi Gan souhaitait que je vienne faire tout le film mais il y avait le congrès du parti communiste chinois qui bloquait tous les visas étrangers qui étaient plus ou moins liés à l’audiovisuel. Impossible donc de voyager en Chine. J’étais évidemment très déçu. À ce stade on avait beaucoup échangé sur le scénario. C’était une sorte de feuillets de descriptions de l’action mais en aucune façon un scénario tel qu’on a l’habitude de les voir, dialogué etc… C’était à la fois plaisant comme la lecture d’un livre mais en même temps un support un peu court pour pouvoir se lancer dans un réel travail technique de préparation, d’autant plus que le film exige des précisions techniques gigantesques par rapport à ce que demande Bi Gan.

Finalement, Charles me recontacte un mois et demi après et j’apprends que Bi Gan a tourné pas mal de ses scènes ainsi que le plan séquence. J’étais content pour lui et j’espérais qu’il l’était aussi. Mais en fait, ce que l'on me apprend, c’est qu’il est déçu et qu’il veut refaire. Et, à ce moment là il était de nouveau possible de se rendre en Chine. On me propose alors à nouveau de venir tourner le plan ! J’ai évidemment une montée de pression mais en même temps j’étais complètement galvanisé car il fallait tout d’un coup lui donner le résultat qu’il attendait réellement. Il était très exigeant et il voulait retourner tout le plan séquence !

D’un point de vue logistique, organiser ce reshoot était colossal. J’ai alors enchainé les skype avec l’équipe. Mais, Bi Gan s’isole énormément et j’ai donc beaucoup dialogué à l’époque avec son assistante Bell (NDLR : Bell Zhong, Première Assistante-réalisatrice). J’ai fait de très longues réunions par skype avec Bell et l’équipe technique, autour de l'image. Le choix de la caméra était au centre de beaucoup d’enjeux sur ce tournage. Le plan séquence a, en fait, exigé des trouvailles techniques folles, qui ont été découvertes au fur et à mesure qu'on avançait.

On essayait de faire décoller une fusée avec trois rencontres par skype, complètement pixellisées !

Quand j’ai commencé à rentrer dans les détails, il y a eu plusieurs moments où j’ai senti à la fois mon implication intense dans le projet mais aussi la frustration de ne dialoguer de cela qu’à distance. J’essayais d’être le plus technique possible mais la distance ne permettait pas d’avoir ce dialogue de manière efficace. On essayait de faire décoller une fusée avec trois rencontres par skype, complètement pixellisées ! Ça a en même temps beaucoup ajouté à l’excitation et l’impatience.

Après avoir saisi les enjeux et sans avoir vu aucun rushes, je me demandais si, un jour, j’allais avoir un scénario dans les mains. Me voilà alors parti seul dans cet étrange voyage vers une Chine extrêmement différente des stéréotypes. Au bout du bout du monde dans les montagnes du sud de la Chine. Le voyage a duré une éternité. Après un énième trajet en voiture, une assistante de production qui parlait un peu français m’a accueilli et a facilité mon intégration dans l’équipe. Je n’ai jamais pu voir la première version du plan mais rapidement on est passé dans une phase de prise en main de l’équipe qui était gigantesque, une véritable armée. Ils avaient construit un bout de route, des tyroliennes, réaménagé des anciennes mines, occupé une ancienne prison à ciel ouvert transformée pour les besoins du film plus un village attenant, c’était une réelle entreprise de génie civil ! On rentrait dans une ville qui serait intégralement le décor du film et c’était magnifique.

Avez vous repris depuis le début les étapes de reconnaissance et de préparation ? Êtes-vous reparti de zéro ?

En fait, ce que j’ai découvert petit à petit, c’est que Bi Gan fonctionne vraiment par addition et soustraction, par strates. Le gros travail de défrichage, c’était d’être dans le décor soit avec un chercheur de champ soit un petit téléphone pour cadrer. Et, lui, me décrivait la scène et on essayait de trouver des angles. Il me racontait l’histoire et on cherchait à la décrypter visuellement. On filmait ces répétitions qu’on a enchainé assez longtemps. Il me décrivait l’action du personnage puis on trouvait un angle convainquant en essayant plein de choses. Ça fonctionnait entièrement par ricochet. Le fait de ne pas avoir de scénario précis lui permettait au jour le jour de réaménager sans cesse son histoire. Avant que l’on tourne, il y avait des choses calées qui changeaient au dernier moment comme la toute fin du film qui a été décidée la veille du tournage. Beaucoup de choses surgissaient au fur et à mesure des répétitions.

On se demandait parfois si tout allait être compréhensible mais Bi Gan pour s’en assurer en revenait au mouvement de l’image qui allait permettre au spectateur d’explorer le labyrinthe. Il était convaincu que le spectateur allait percevoir tout ce qui se passe même si on ne le montre pas. Il était certain que le travail de répétition allait transparaître grâce à la caméra qui infiltrait la narration dans l’image.

Bi Gan a étudié la poésie et il avait sans arrêt à cœur de créer des échos dans le film, des petits retours visuels comme les pommes, les gestes, les coiffures. Il crée des patterns qu’il faisait se rencontrer les uns les autres pour construire un chemin visuel et instinctif. J’essayais d’accompagner ces idées par des répétions de mouvement. J’accompagnais le personnage d'une certaine manière, ou je filmais à travers des matières, je filmais l’ombre plutôt que le personnage etc… Quand le personnage traverse la vallée sur la tyrolienne, la majesté du lieu faisait que c’était beaucoup plus intéressant de laisser le personnage partir au loin pour ensuite se refondre dans son sillage. On a beaucoup travaillé sur la juste distance et ce que suivre un personnage signifie, en sachant qu’il avait un bagage émotionnel développé pendant la première partie et qu’on était maintenant dans sa tête.

Ne jamais couper et créer de la narration par le mouvement.

L’essentiel était de ne jamais couper et de trouver à travers la durée du plan un montage organique. Ça c’était extraordinaire. Bi Gan voyant par exemple que l’on avait réussi les vols de drones à travers le village a choisi de ne plus l’utiliser pour la descente en tyrolienne. Il voulait deux mécanismes différents pour les deux plans « en vol » pour mettre vraiment en valeur la sensation d’envol du second plan. On avait créé quelque chose qui n’existait pas et permettait à un drone de soulever une caméra, en plus du système de harnachement que l’on avait pour porter la caméra. On avait des contrepoids, des électro aimants, on a réduit le poids de la caméra etc… Quand on a vu que l’on disposait de tout pour raconter l’histoire tel que Bi Gan le voulait, il est finalement donc revenu vers nous pour nous dire qu’il fallait trouver autre chose que le drone pour la tyrolienne. J’étais mis en demeure de trouver une solution pour satisfaire sa vision artistique totalement affranchie des problèmes techniques ! A mon service il y avait des ingénieurs pour réellement bâtir le plan.

Il n’y a donc eu aucune séquence du plan abandonnée à cause d’un souci technique ?

C’est tout l’intérêt d’avoir avancé pas à pas. Bi Gan voyait les endroits où cela fonctionnait et les endroits où on butait ; il pensait sa narration en direct. Quand il nous a demandé de trouver une autre solution pour la tyrolienne, c’était un choix qui n’était pas motivé par des impératifs techniques car l’on disposait du drone ! Il souhaitait juste un autre mouvement de caméra, évoquant moins l’envol, et il fallait penser une solution. Je me suis alors dis que l’on devait forcément construire une deuxième tyrolienne pour emporter la caméra à côté de celle portant le personnage. On a alors reconstruit une deuxième base et un deuxième câble pour pouvoir complètement contrôler la distance entre le personnage et la caméra avec deux moteurs différents. Une fois que l’on a dit qu’il s’agissait de la seule solution, on l’a créée, sans compromis. Il y avait à la fois cette recherche d’être le plus juste, avec une immersion totale et en même temps on ne voulait pas être dans la performance. On ne voulait surtout pas faire Birdman, la recherche de la perfection technique n’était pas le sujet. On voulait que le spectateur soit en permanence immergé dans le film sans volonté d’épater ou de bluffer.

Comment avez-vous négocié avec l'imprévu ? Je pense à la séquence de billard par exemple qui parait difficilement contrôlable !

Alors ça, ça faisait partie des petits coups de pression de Bi Gan ! À cause de l’éloignement géographique des lieux il nous fallait trois cadreurs différents. Un pour la mine, un après la tyrolienne et un après l’envol. J’attendais au pied de la tyrolienne que la caméra m’arrive dans les bras pour enchainer cette deuxième partie avec le billard. Bi Gan m’avait dit que cette partie serait forcément improvisée. J’avais donc obligation de réussite en improvisant autour des acteurs puis en branchant la caméra au drone pour l’envol. le système de fixation était gigantesque et encombrant, empêchant la maniabilité; la gageure était d’arriver à garder la fluidité ainsi que les micro cadrages qu’on avait décidé comme récupérer l’ombre du personnage ou respecter telle chorégraphie parfois à la seconde près. Cette partie de dix minutes de billard était, elle, complètement incertaine et c’était extrêmement excitant.

Il était trois heures du matin quand on a fait la bonne prise. Attendre tapis dans l’ombre que la caméra nous passe au-dessus sur la tyrolienne, en sachant seconde par seconde ce qui se passait à 3km de là dans la mine, c’était fou ! Il y avait une communion entre les 150 personnes de l’équipe.

Ensuite, ce qui était magique, après toute cette préparation technique intense, c'était de se laisser guider par le mouvement. La partie de billard était libératrice en cela car on ne pouvait pas la préparer. Pendant ce temps, le drone était en vol stationnaire pour qu’on ne le voit pas et on l’entendait beaucoup.

Tout se faisait en temps réel. On prenait la caméra avec tous les rushes des 40 premières minutes, et si le plan ne s’était pas encore écroulé, il fallait passer la caméra au dernier cadreur. Il y avait une exaltation absolue en sachant que chaque seconde était bonne et qu’il fallait tenir encore 20 minutes, cela n’arrive jamais dans le cinéma normalement, on peut refaire la prise !

Comme si le projet n’était pas déjà assez fou, qu’est-ce que l’écriture relief a conditionné et apporté au moment du tournage ?

L’écriture 3D est revenue à alterner des plans clos et des perspectives plus larges. Ce sont toutes ces variations sur les personnages qui se dessinent dans le paysage puis dans des espaces plus fermés qui permettent l’écriture 3D. On se concentre sur des boules de billard puis on s’envole au-dessus d’un village.

Après, techniquement, il fallait notamment faire attention à avoir une profondeur de champ pas trop limitée par exemple ou encore éviter des panoramiques trop rapides. Sinon les gageurs étaient vraiment plus artistiques que techniques.

Tu n'étais pas DOP sur la première partie du film, comment as-tu garanti l'unité visuelle entre celle-ci et le plan-séquence ?

En fait, quand on revenait des journées de préparation, je lui demandais de me montrer le montage de la première moitié pour que je puisse en réaction lui proposer des idées de découpage permettant des rappels. Tout ce que l’on voulait faire fonctionnait mais je me disais que l’on pouvait peut-être ajouter de la résonance avec le début du film. Systématiquement, il me répondait qu’il ne ferait le montage de la première partie qu’en fonction du résultat du plan séquence. Il inversait la donne et me disait que la matrice serait le plan séquence et qu’il servirait de base pour créer la première moitié du film qui avait déjà été tournée.

Il y avait au fond cet enjeu essentiel qui était que l’on créait le film autour du plan séquence. Il y avait comme une page blanche. Alors qu’il avait techniquement tourné tout le film avant que j’arrive, on a repris toute l’écriture de la trajectoire du personnage !

C’est intéressant car du point de vue du spectateur on peut remarquer énormément de rappels entre la première séquence et le plan séquence tant du côté des actions que des mouvements de caméras. Y a-t-il donc eu des « accidents » au tournage qui ont déterminé le montage de certaines scènes de la première partie ?

Il y a eu trois prises qui se sont arrêtées à cause de problèmes techniques ou de jeu, toutes dès le début du plan. On est alors arrivé à la quatrième prise qui était de toute façon la dernière car le soleil allait se lever. Miracle, sur la quatrième prise tous les éléments s’emboitent bien mais il y a cette scène où le cheval s’emballe complétement en renversant au sol tout son chargement de pommes. Il a même failli complètement foncer sur la caméra mais se détourne au dernier moment. Le sol est alors jonché de pommes et le héros se saisit d’une et la mange. Cette action est totalement improvisée et donne à la prise quelque chose de magique. Le cadreur a pris peur en voyant le cheval lui foncer dessus mais il a continué à tourner.

Bi Gan a alors mis en valeur dans son montage de la première partie une scène où le personnage mange frénétiquement une pomme, créant ainsi pour le spectateur lors du visionnage du plan séquence un rappel. La seconde occurrence est en fait ce qui a motivé la mise en avant de la première ! Et c’est là où c’est un réel cinéaste dans le sens où il n’a pas déroulé un plan de bataille prévu à l’avance en disant « c’est le scénario et il faut que ça se passe comme ça ! ». On a fini à six heures du matin et tout le monde a sorti les bouteilles d’alcool ! On était au fin fond de la montagne après six mois de travail ensemble par -15°C alors que toute l’équipe allait se séparer pour le nouvel an chinois.